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Pour un sevrage des mots à la mode

  • bernatchezp9
  • 14 déc. 2023
  • 4 min de lecture

Depuis le début des négociations, les ministres de la CAQ n’ont cessé de nous rebattre les oreilles avec leurs tics de langage : « flexibilité », « souplesse », « agilité ». Il est difficile de participer au débat politique sans comprendre les concepts et les termes que nos dirigeants utilisent au quotidien. Par exemple, le concept d’« agilité » possède un sens précis dans le monde économique alors que nos politiciens l’utilisent pour nous faire douter du bien-fondé de la régulation du travail. Mais pourquoi et comment en est-on arrivé à une telle subversion du langage ?   


Ce mot fourre-tout, tel qu’utilisé par les gestionnaires de l’État, nous vient en fait du monde des entreprises en démarrage. Un peu d’histoire. En 2001, des informaticiens américains s’interrogent sur le fait que plusieurs projets du domaine de l’informatique ne sont pas menés à terme et proposent un modèle de gestion : le célèbre Agile Manifesto. À cette époque, ce manifeste, qui constitue une nouvelle école de pensée, est une réponse au constat que les connaissances changent à une vitesse fulgurante et que les besoins des clients sont de plus en plus pointus. Dans ce contexte, les modèles basés sur la planification longue doivent être abandonnés au profit d’une réévaluation constante de la production et d’une coopération quasi organique au sein des équipes de travail.   

En somme, deux piliers soutiennent ce modèle d’organisation du travail. Le premier est la création de valeur plus rapidement transigible sur le marché. Le second concerne la satisfaction du client-collaborateur par la livraison rapide des logiciels.


En 2023, ce terme a essaimé au point de devenir la désignation d’un ingrédient miracle pour tout gestionnaire. Par exemple, en accédant à la page d’accueil de l’entreprise de consultation Pyxis, on est invité à explorer les offres de service suivantes : « Agilité d’affaires », « approches Agile », « ressources Agiles », « savoir Agile », « coaching Agile », etc. Plus loin, sur une page s’intitulant « Une transformation Agile réussie dans le secteur public », on tombe sur un sous-titre qui nous interpelle : « L’Agilité au service de revenu Québec ». Puis dessous, une liste de réalisations, dont la suivante : « un cadre de projet Agile adapté à la réalité des équipes de travail Agile et aux contraintes de planification et de redditions gouvernementales. » Décidément, la commercialisation des mots ne connaît pas de limites. On croirait à une parodie de publicité.


Au gouvernement du Québec, la méthode « Agile » n’a été adoptée que dans les seuls ministères où les données informatiques se trouvent au centre du service à la population et où le niveau de sécurité doit être constamment réévalué. Dans les autres ministères, pour des raisons évidentes, elle ne peut pas être intégrée, autrement l’« agilité » ne serait qu’un slogan creux. Et pourtant…


Malgré le caractère très circonscrit du concept, sur le site du ministère de l’Économie, de l’énergie et de l’innovation, le 15 juin 2022, est apparue une page anonyme intitulé[ECg1] e[ECg2]  : « Un secteur public agile ». On y déclare que : « Les institutions gouvernementales peuvent paraître lentes en comparaison des entreprises du secteur privé. C’est la raison pour laquelle Mackinsey & Company leur suggère de s’inspirer des méthodes agiles du secteur privé. » Le gouvernement de la CAQ est tombé bien bas. Son ministère se déprécie lui-même dans ses propres communications tout en nous proposant des solutions à grands frais : faire appel à une boîte de consultation qui nous coûtait plus de 30 000 dollars par jour pendant la pandémie. Comme par hasard, Mackinsey & Company proposent des services d’aménagement des méthodes Agiles et cherchent des débouchés juteux. La CAQ, en retard sur l’évolution des sociétés, adopte la trop usée rhétorique qu’utilisait jadis Reagan, celle qui veut que le gouvernement ne soit pas la solution, mais bien le problème. Mais tant que le gouvernement est « agile » sur le chéquier, il y aura toujours des gourous pour lui vendre des mots et du vent.

Littéralement envoûtée par ce mot malmené, la CAQ le glisse aussi dans ses communications des grandes occasions : « Budget de dépenses 2023-2024. Un gouvernement plus agile et performant pour des services de qualité ». Tel est le titre du document déposé par le Conseil du trésor le 21 mars 2023. Si on peut difficilement imaginer un gouvernement agile sans avoir envie de rire, il est par contre aisé d’imaginer les risques pour les patients si l’on exigeait, par exemple, des infirmières de faire preuve d’encore plus d’agilité. Une métaphore athlétique qui risquerait de faire des victimes si Christian Dubé cherchait à la transposer dans la réalité. À quand les Olympiques des travailleurs de la Santé ?


D’ailleurs, pourquoi chercher à plaquer ce concept industriel aux communications officielles de l’État ? Lors du dépôt des offres salariales de décembre 2022, le gouvernement offrait, en période d’inflation, des augmentations de 9 % sur 5 ans, mais : « En contrepartie, il demandait à ses employés de faire preuve de plus d’agilité et de flexibilité. » L’« agilité », terme polysémique par excellence, devient une monnaie d’échange présentée sur le ton du chantage. Si l’État souhaite obtenir des concessions majeures de ses employés ne serait-il pas plus facile de l’exprimer dans une langue claire ?


J’invite tous mes concitoyens à procéder à un sevrage draconien des mots à la mode. Cessons d’utiliser ces mots creux et exigeons-en autant de nos politiciens. Dehors ! la « souplesse », la « flexibilité » et l’« agilité ». Ces mots qui font écran semblent bien désuets et ne font qu’empêcher le débat politique. C’est sûrement ce qu’a compris François Legault lors de sa déclaration du 7 décembre lorsqu’il nous a candidement murmuré que : « C’est pas normal que notre réseau soit géré par des syndicats plutôt que des gestionnaires. » Même s’il est faux de dire que ce sont les syndicats qui gèrent les réseaux de la Santé et de l’Éducation, l’affirmation a le mérite d’être claire : il faudra rogner sur les droits des travailleurs pour, en bout de course, les rendre corvéables à souhait.


Finalement, le chat est sorti du sac. Les déclarations pataudes, lentes et gauches de François Legault ont acquis plus d’agilité. Le débat peut enfin commencer !

 


Paul Bernatchez


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